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(45) Le Mai 68 de Roland-Garros


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A gauche: L'affiche historique du premier tournoi open de l'histoire
Bornemouth, en Grande Bretagne.
Le premier rendez vous open de l'histoire a lieu en avril, à Bornemouth pour les internationaux de Grande-Bretagne sur terre battue. Les pro, emmenés par Laver et Rosewall, sont là et la hiérarchie est respectée. La finale oppose les deux australiens, et sur terre battue, le petit Maître de Sydney est encore intouchable. Il domine sans peine Laver en 4 sets. Mais la confrontation entre amateurs et professionnels ménage quand même des surprises et Pancho Gonzales a le triste privilège de devenir le premier pro battu par un amateur, l'anglais Marc Cox. Mais cette distinction entre amateurs et professionnels a-t-elle encore un sens ? Les prix distribués sont de l'argent, et même si officiellement, l'amateur n'y a pas droit, il y a eu suffisamment d'abus dans le passé pour que personne ne se fasse d'illusions. En fait, la vraie différence entre amateurs et professionnels n'aura bien vite plus rien à voir avec l'argent: un professionnel est sous contrat avec une organisation ou un promoteur, alors qu'un amateur rend des comptes à sa fédération nationale. Cette différence va vite provoquer des crises, notamment pour la participation en Coupe Davis et pour la gestion du calendrier des tournois...

Rosewall à Bornemouth, avril 1968.

Rosewall et Laver, Bornemouth, avril 1968.
  A Roland-Garros, on se prépare au grand jour dans l'inquiétude. Les opposants à l'open ne désarment pas et font valoir l'énorme risque financier de l'entreprise. Les recettes de l'année dernière avaient à peine suffit à couvrir les frais de fonctionnement et le fait d'avoir à distribuer pour la première fois d'importants prix en espèce risque de saigner à blanc les finances de la fédération française. Un total de 100.000F de prix est prévu, alors que le total des recettes de l'année précédente ne dépasse pas 300.000F... Les sponsors ne sont pas encore au rendez-vous et même si ces sommes peuvent nous paraître ridicules, l'entreprise, à n'en pas douter, est quand même risquée...

Surtout, depuis début mai, l'agitation étudiante ne cesse de grandir. Les manifestations se multiplient et les nuits de violence se succèdent au le quartier latin avec une inquiétante régularité... Dans le Paris agité de ce début mai, il faut beaucoup de détermination au comité d'organisation pour maintenir le tournoi. Quand la grève générale éclate le 22 mai, c'est l'inquiétude: le public viendra-t-il malgré l'absence de moyens de transport, la pénurie d'essence qui commence ? Et comment vont faire les joueurs pour arriver alors que plus rien ne fonctionne et que même les avions n'atterrissent plus?

Les débuts sont difficiles et semblent donner raison aux pessimistes. Les nouvelles en provenance de Paris et le manque de moyens de transport en découragent beaucoup. Heureusement, tout le monde ne lit pas les journaux français: Rosewall arrive le dimanche 26 en provenance de New-York mais atterrit sur l'aéroport militaire de Bretigny! Le lendemain, Laver, Emerson et Stolle suivent le même chemin. D'autres arrivent par Bruxelles. Le sud-africain Segal arrive à Genève et achète une voiture et 500l d'essence pour continuer son chemin! Finalement, le premier tour joué au pire moment des événements de mai 68 manque de tourner au désastre. Il y a 31 W.O. au premier tour et trois têtes de série manquent à l'appel: Hoad(7), Pietrangeli(11) et le tchèque Kodes(15). Au deuxième tour, trois autres joueurs préfèrent rentrer chez eux...

Le quartier latin... Pas de quoi attirer les 
touristes, ni les joueurs de tennis!

La manifestation sur les Champs-Elysée
30 mai 1968
  L'atmosphère dans le vieux stade est un peu étrange. Beaucoup de spectateurs, mais l'ambiance n'y est pas vraiment et on est loin de faire le plein.  On vient à Roland-Garros à pied, autant par désœuvrement que par passion; pour beaucoup, il n'y a rien d'autre à faire. Le grand nombre de matchs annulés et l'incertitude de la situation politique n'arrangent pas les choses. Le 29 mai, la disparition soudaine du général de Gaulle -il est parti consulter Massu à Baden-Baden- fait encore monter la pression. Le 30 mai, l'ambiance sur le central est surréaliste. Pendant que Gonzales s'acharne sur le pauvre Gulyas, certains spectateurs suivent le match d'un œil, l'oreille collée à un transistor. Vers 16H, c'est le discours du Général, ferme et bref, qui annonce la dissolution de l'assemblée nationale. Quelques minutes qui vont changer le cours des événements. Certains diront avoir entendu la voix du Général, amplifiée par les multiples transistors des spectateurs, dominer celle de l'arbitre. Des petits groupes se forment, on échange les nouvelles... Le soir même, une manifestation monstre défile sur les Champs-Elysées pour soutenir le pouvoir en place.  Dès le premier juin, le stade est plein, et ce sera comme ça jusqu'au jour de la finale, le 10 juin. Pendant que la France, lentement se remet au travail, l'immense succès populaire de cette deuxième semaine donne enfin raison à ceux qui contre vents et marées, ont su maintenir le cap dans la tourmente...
Côté tennis, les pros font le spectacle et il y a peu de surprises. A tout seigneur tout honneur, c'est Pancho Gonzales, tête de série N°5 qui est la grande attraction du tournoi. A 40 ans passés, le vieux lion ne rate pas cette fois son rendez-vous avec l'histoire. A grands coups de raquette, du haut de son mètre 87, avec sa mèche grisonnante, ses rugissements et ses grands coups de gueule, il enchante le public de Roland-Garros. Que ce soit en simple ou en double, les spectateurs se pressent pour admirer son tennis de légende et sa terrible rage de vaincre.  Au troisième tour, Pierre Darmon réussit à avoir une balle de deux sets à un contre Pancho, mais cela ne suffit pas, et il perd en 4 sets. Au tour suivant, l'américain domine en trois sets le hongrois Gulyas, pourtant finaliste deux ans auparavant. En quart de finale, il réussit à écœurer le tenant du titre Roy Emerson après une terrible bataille en 5 sets menées sur deux jours... Comme en 1949, le voilà demi-finaliste!

Pancho Gonzales, Roland_Garros, 1968
La seule grosse surprise est finalement la défaite de Fred Stolle au deuxième tour, battu sèchement par un yougoslave accrocheur Boro Jovanovic. Pour le reste, les trois premières têtes de série Laver, Rosewall et l'espagnol Gimeno, se retrouvent en demi-finale sans être vraiment inquiétés. Seul  Laver a connu une petite alerte: mené 2 sets à rien par le roumain Tiriac en quart de finale, il a heureusement survolé les trois sets suivants.

En demi-finale, Laver domine sans peine un Gonzales fatigué par les efforts des tours précédents. Mais Rosewall a plus de mal avec Gimeno qui le pousse au cinquième set. Le public parisien découvre un joueur espagnol solide et élégant qui n'avait  guère eu l'occasion de se mettre en valeur tant sa carrière d'amateur avait été courte...


Le revers, toujours élégant, de Ken Rosewall
 
Laver à l'attaque, et Rosewall qui court... et qui aura le dernier mot : 
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Le 10 juin, les deux australiens, véritables légendes du tennis professionnel des années 60, entrent sur le court central archicomble. Laver est la tête de série N°1 mais ne part pas favori: à 29 ans, il est au sommet, mais n'a jamais été très à l'aise sur terre battue, une surface sur laquelle Rosewall l'a toujours battu. Une fois encore, le petit maître de Sydney va donner la leçon. Il joue avec une sûreté prodigieuse, et sa balle retombe toujours à quelques centimètres des lignes. Revers, coups droit, volées, quelle que soit la candence, sont exécutées à la perfection. Après deux premiers sets de rêve, il se relâche un peu dans le troisième, ce qui suffit à Laver pour la gagner 6-2. Mais au quatrième set, c'est un Rosewall concentré qui retrouve vitesse et précision. Le finale tourne à la démonstration et Rosewall l'emporte en 4 sets 6/3 6/1 2/6 6/2. 
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 A 33 ans, Rosewall devient le vainqueur le plus âgé de l'histoire du tournoi, après en avoir été, 15 ans auparavant, le plus jeune. Et comme en 1953, il fait le doublé, associé à Fred Stolle, battant encore en finale Laver associé à Emerson. Extraordinaire performance pour le petit australien qui rattrape ainsi 12 ans de professionnalisme, 12 de ses meilleures années qui l'ont laissé bien loin des tournois du grand chelem. Pour lui, une deuxième carrière commence tout aussi brillante que la première. Il peut légitimement songer à conquérir enfin le seul titre qui lui manque: Wimbledon. A 33 ans, il n'est pas encore trop tard, il vient de le prouver...

Cependant, les graves incidents qui ont marqué le mois de mai ne sont pas loin, et la politique va essayer de s'en mêler. Le tout nouveau secrétaire d'état à la jeunesse et aux sports, Roland Nungesser se présente sur le court pour remettre la coupe au vainqueur, il est copieusement sifflé! Mieux accueilli, Raymond Kopa, une vraie vedette du sport français, remet les chèques aux joueurs: 15.000F au vainqueur, 10.000 au finaliste. Le SMIC vient d'être fixé à 600F, ce qui permet quelques comparaisons: Rosewall a gagné 25 fois le SMIC, ce qui ramené au SMIC d'aujourd'hui ferait au mieux 250.000F (37.000E).
 
 

 


Rosewall fait la couverture de
Tennis de France, juin 68
Pour les organisateurs, ce premier Roland-Garros open est finalement un succès inespéré: 120.000 spectateurs et 900.000F de recette, soit trois fois plus que l'année précédente. La formule est bonne et l'ouverture des tournois du grand chelem aux professionnels va donner une impulsion décisive au développement du tennis open. Le problème est que la fédération internationale n'avait rien prévu pour organiser et gérer une branche professionnelle, ce qui n'allait pas tarder à générer d'interminables conflits avec les promoteurs privés...
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Dernière mise à jour : 10 avril 2010
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Avril 2010. .